Caroline souffre d’un trouble d’anxiété généralisée depuis qu’elle a 6 ans. Durant ses études en sciences infirmières à l’université, elle a bénéficié d’une mesure d’accommodement, soit du temps supplémentaire pour faire ses examens. Le choc fut grand à son arrivée sur le marché de l’emploi. Manque de personnel, surcharge de travail, la « dure réalité » l’a rattrapée. « Je rentrais travailler, j’étais paniquée, dit l’infirmière du Centre hospitalier universitaire (CHU) Sainte-Justine. Je ne dormais plus. J’ai même perdu du poids. »
C’était l’été dernier. La candidate à l’exercice de la profession infirmière (CEPI), qui préfère taire son vrai nom par crainte d’être stigmatisée, a bien failli tout abandonner. Mais l’équipe de Sainte-Justine l’a « rescapée » — c’est elle qui le dit — avant qu’elle ne coule sous les flots. Elle a reçu l’aide d’un programme de soutien à la transition entre les bancs d’école et le marché du travail, destiné aux recrues en soins infirmiers qui éprouvent des difficultés ou qui souffrent d’un « handicap invisible » comme un trouble d’anxiété ou un trouble déficitaire de l’attention.
Le CHU Sainte-Justine a lancé son programme en 2022 après avoir constaté, en pleine pénurie de personnel, une augmentation des démissions chez les recrues. « Plusieurs personnes en peu de temps mentionnaient “je dors plus”, “je me gère pas”, “je suis pas capable de venir travailler”, affirme Mélanie Guilbeault, cheffe du développement et de l’expertise professionnelle à la direction des soins infirmiers. C’est ça qui nous a alertés. »
L’équipe de Sainte-Justine a tenté de comprendre ce nouveau phénomène. Elle s’est rendu compte que le nombre d’étudiants en situation de handicap dit émergent (troubles d’apprentissage, de santé mentale, de l’attention, neurocognitifs, etc.) a explosé dans les universités québécoises au cours des dernières années.
« Ces gens-là bénéficient d’accommodements qui leur permettent d’atteindre leur plein potentiel et d’obtenir un diplôme, ce qui est merveilleux, mais après ça, quand ils arrivent dans le milieu du travail, ils perdent leurs accommodements », explique Karine Charbonneau, l’une des deux conseillères en soins infirmiers responsables du programme. Or, les attentes vis-à-vis d’eux sont « les mêmes » que pour les employés n’ayant aucune difficulté.
Handicap invisible ou pas, le stress est souvent à son comble chez les CEPI lorsqu’elles arrivent en poste. En plus de se préparer au fameux examen de l’Ordre des infirmières et infirmiers du Québec, elles font leurs premières armes sur le terrain en s’occupant seules de leurs patients.
Des accommodements
Depuis deux ans, une trentaine de recrues ont reçu du soutien de la part du programme. Caroline a pu rencontrer de façon hebdomadaire, en toute confidentialité, une conseillère en soins infirmiers — qui n’est pas appelée à évaluer son travail de CEPI — afin d’établir des stratégies pour réduire son anxiété.
Une mesure d’accommodement a aussi été mise en place : la CEPI a pu ne pas prendre de pause lors de ses quarts pour « avancer le plus possible » ses tâches, et ce, sans recevoir de commentaires de la part de ses patronnes. Elle a toutefois dû accepter de révéler son trouble de santé mentale à ses supérieures.
« Il y a beaucoup de pression quand on commence [sur le fait] qu’il faut prendre ses pauses, explique Caroline. Tu es supposée être capable de t’organiser dans tes affaires pour que tu sois capable de prendre tes pauses. Il fallait que ça soit accepté socialement par les boss. »
La pause est en effet « un critère d’évaluation » qui sert à déterminer si une CEPI est « capable de bien s’organiser », confirme Karine Charbonneau. « C’est aussi quelque chose de sain, de prendre sa pause, donc il faut la prendre, poursuit-elle. Mais quand la personne nous dit qu’elle, ça lui cause plus d’anxiété de prendre sa pause que de réviser ses dossiers, à ce moment-là, il faut s’ajuster. »
Grâce au programme, des recrues ayant un trouble de l’attention peuvent désormais écrire leurs notes et réviser leurs dossiers dans un lieu autre que le poste des infirmières, un environnement bruyant où il y a du va-et-vient. « À ce moment-là, ça prend un local qui est sur l’unité où [la CEPI] va entendre les cloches et où elle va [savoir] si le patient a besoin d’elle, mais qui est quand même moins chaotique », indique Valérie Russo, conseillère en soins infirmiers du programme. Elle souligne que la priorité demeure la sécurité des patients.
Sensibiliser le personnel
Convaincre les équipes de l’hôpital de la pertinence du programme n’a pas été si aisé, selon ses responsables. Des employés ont exprimé « certaines réticences », indique Karine Charbonneau. « Des infirmières disaient : “Moi, je n’ai pas eu ça quand je suis arrivée. Pourquoi est-ce qu’elle pourrait avoir un peu plus ?” On a vu à quel point il y a beaucoup de stigmatisation », poursuit-elle, rappelant que son hôpital n’est pas différent des autres milieux de travail.
Des formations ont été données aux équipes pour les sensibiliser à la réalité de leurs collègues ayant des difficultés ou des handicaps invisibles. « Nos messages clés, c’est vraiment [d’avoir de] la flexibilité, de s’adapter à la personne, de tenir compte de ses particularités », dit Mme Charbonneau. Les périodes d’orientation de ces recrues peuvent être prolongées au besoin. « On est plus patients, relève-t-elle. Si on sent que la personne progresse et qu’elle est sécuritaire [pour les patients], on reste dans l’accompagnement avec elle. »
Pour Caroline, cette aide supplémentaire a duré quelques mois. La jeune femme, qui a réussi son examen de l’Ordre, prend désormais ses pauses. Elle va bien. « J’ai eu besoin de cette poussée-là dans le dos. Si ça n’avait pas été de ça, je ne pense pas que j’aurais été capable de continuer à travailler. Je n’aurais pas été capable de faire une carrière d’infirmière. »