« Il risque d’y avoir une perte de précision dans le diagnostic »
Un questionnaire à remplir, une consultation d’une heure par écran interposé et un suivi au besoin : voilà le genre de « forfait » d’évaluation du trouble déficitaire de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH) que proposent des plateformes québécoises de télémédecine, à un prix variant entre 300 et 1000 $. Au moins une dizaine de cliniques privées acceptent de voir des enfants et des adolescents pour établir un diagnostic par visioconférence.
Bien que cette avenue soit rapide – des plages sont offertes sur le portail Clic Santé dans un délai de quelques heures ou de quelques jours – et plus accessible qu’un examen neuropsychologique – il en coûte plus de 2000 $ au privé –, elle s’éloigne des « meilleures pratiques », avertissent des médecins et des neuropsychologues avec qui La Presse s’est entretenue. Le Collège des médecins, dans un courriel à La Presse, dit carrément que ses membres ne devraient pas « émettre un diagnostic de TDAH virtuellement en 60 minutes ».
« L’hésitation que je peux avoir à aller vers la télémédecine et des diagnostics rapides, c’est que le Québec présente des taux alarmants de médication pour le TDAH », explique Benoît Hammarrenger, neuropsychologue et fondateur de la Clinique d’évaluation et de réadaptation cognitive (CERC).
Le Dr Hammarrenger, vers qui nous a dirigé l’Association québécoise des neuropsychologues, est l’un des experts qui se sont inquiétés d’une banalisation du diagnostic de TDAH lors de travaux parlementaires sur l’augmentation de la consommation de psychostimulants chez les enfants et les jeunes.
En 2017, l’Institut national d’excellence en santé et en services sociaux (INESSS) révélait qu’autour de 14 % des Québécois de 10 à 17 ans consommaient des psychostimulants spécifiques au TDAH.
C’est de deux à trois fois la prévalence qu’on devrait observer, soit autour de 5 à 7 %. Ce que ça veut dire, c’est qu’on se trompe [de diagnostic] plus souvent qu’on a raison.
Benoît Hammarrenger, neuropsychologue et fondateur de la Clinique d’évaluation et de réadaptation cognitive
La prévalence du TDAH chez les Québécois de moins de 25 ans était alors de 6,4 %, contre 2,4 % chez les autres jeunes Canadiens. L’INESSS a conclu que l’exception québécoise était notamment imputable « aux difficultés d’accès à l’évaluation exhaustive requise pour la précision diagnostique ».
« Il y a 15-20 ans, les connaissances étaient moins bonnes et des diagnostics étaient posés dans le bureau du médecin avec une liste de critères scientifiques », explique le neuropsychologue Benoît Hammarrenger. « Dans les dernières années, on s’est rendu compte que cette liste-là était non spécifique au TDAH, que plusieurs critères pouvaient appartenir à d’autres troubles. »
Vu l’état des connaissances, la communauté médicale, dit-il, favorise désormais des évaluations plus longues et plus détaillées. « J’ai un peu l’impression, avec des rencontres courtes en télémédecine, qu’on revient avec une liste de critères où l’on coche oui ou non. Il risque d’y avoir une perte de précision dans le diagnostic. »
Une évaluation neuropsychologique requiert généralement de quatre à huit heures d’entretiens, en une ou plusieurs séances.
Une « impression diagnostique »
Dans un commentaire laissé sur l’internet, un patient explique par exemple que sa consultation avec une infirmière praticienne spécialisée en santé mentale (IPSSM) sur la plateforme Medfuture a duré 30 minutes, à distance : « C’était une rencontre exclusivement pour ça, et ça m’a coûté 400 $. À la fin de ma rencontre, j’avais un diagnostic, un papier pour l’université et une prescription. »
Contactée par La Presse, Medfuture souligne que l’évaluation de ses patients « repose sur l’expertise de [ses IPSSM] et s’appuie sur des références reconnues ». La première consultation, de 45 à 60 minutes, permet d’établir une « impression diagnostique » plutôt qu’un diagnostic, écrit le président-directeur général, Mario Tremblay, dans un courriel.
« Après avoir établi une impression diagnostique, nous évaluons la réponse du patient au traitement pharmacologique », poursuit-il. « Si les symptômes s’atténuent ou disparaissent, cela confirme notre impression. Dans le cas contraire, nous explorons la possibilité de comorbidités. »
Mathieu M. Blanchet, neuropsychologue et professeur au département de psychologie du collège de Maisonneuve, explique que les risques de faux diagnostic de TDAH sont élevés, tant les troubles et les conjonctures sous-jacents peuvent être nombreux : « trouble d’apprentissage, dysphasie, dysorthographie, QI faible, anxiété », énumère-t-il.
La médication, en plus de possibles effets secondaires, risque alors d’être inefficace, ce qui peut influer sur l’estime et l’humeur du patient. « C’est comme si tu avais une jambe cassée et qu’on te soignait pour une bactérie, souligne le neuropsychologue Mathieu M. Blanchet. On a beau te donner des antibiotiques, ça ne t’aidera pas à guérir ta fracture. »
De 50 à 90 % des enfants atteints de TDAH présentent au moins un autre trouble, selon la CADDRA (Canadian ADHD Resource Alliance), un organisme de référence pour les professionnels de la santé et les chercheurs.
Une charge imposante
Les recommandations actuelles de la CADDRA pour évaluer un déficit de l’attention comprennent une compilation de formulaires, un bilan médical, une entrevue exhaustive et une rétroaction. L’INESSS suggère pour sa part que les enfants et les adolescents fassent l’objet d’un historique complet de leur santé physique et psychologique, en plus d’un portrait psychosocial et scolaire.
Karine Gauthier, psychologue-neuropsychologue et présidente de la Coalition des psychologues du réseau public québécois, dit ne pas pouvoir se prononcer sur la qualité des évaluations en ligne, mais elle juge que le diagnostic différentiel des troubles mentaux nécessite davantage qu’une rencontre virtuelle de 60 minutes.
Malheureusement, on est dans une culture de la rapidité. Mais au niveau de la santé mentale, des diagnostics en lien avec le fonctionnement psychologique et neuropsychologique, si on veut que ce soit bien fait, ça exige du temps.
Karine Gauthier, présidente de la Coalition des psychologues du réseau public québécois
Face à la croissance des consultations virtuelles, la CADDRA travaille à l’élaboration de nouvelles lignes directrices pour « rehausser la qualité des évaluations », annonce Martin Gignac, président du conseil d’administration de l’organisme et pédopsychiatre, en entrevue avec La Presse. Ces directives devraient être présentées l’an prochain. « L’objectif, c’est de s’assurer qu’on a des standards de pratique qui sont universellement acceptés et qui s’appuient sur des données probantes. »
Le Dr Gignac fait par ailleurs partie d’un groupe d’experts qui a diffusé des observations sur l’évaluation et le traitement du TDAH en télémédecine dans une publication de l’Université de Cambridge. Si l’évaluation en personne est « préférable », le diagnostic par télésanté peut être « cliniquement justifié », soulignent les auteurs.
« L’utilisation du virtuel n’est pas nécessairement à proscrire, mais un modèle hybride est probablement à privilégier », note le Dr Gignac. « Une partie peut être faite en virtuel, mais, éventuellement, un contact en présentiel est nécessaire pour l’examen physique et pour s’assurer qu’on fait le tour des autres problèmes médicaux qui peuvent ressembler au TDAH, mais qui n’en sont pas, comme l’hyperthyroïdie ou l’apnée du sommeil. »
Un format mixte pourrait par exemple être implanté dans les régions éloignées, où un professionnel de la santé servirait de relais pour le volet physique de l’évaluation.
Aux États-Unis, depuis le début de la pandémie, c’est près d’un patient sur dix qui a reçu son diagnostic de TDAH par l’entremise d’une plateforme de télémédecine, selon les Centres pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC).
Des psychostimulants populaires
Aux États-Unis, les Centres pour le contrôle et la prévention des maladies, la Food and Drug Administration et la Drug Enforcement Administration ont tous exprimé leur inquiétude quant à l’augmentation importante du nombre d’ordonnances de psychostimulants délivrées en 2020 et 2021 par le truchement de la télémédecine. « Il est tout à fait possible que de nouveaux patients qui se présentent en télépsychiatrie affichent un risque plus élevé de tenter d’obtenir des stimulants sur ordonnance sans qu’un diagnostic de TDAH ait été posé », soulignait en mai 2024 un groupe d’experts dans une publication de l’Université de Cambridge.
Selon les spécialistes interviewés par La Presse, il est toutefois rare qu’un patient veuille obtenir des privilèges pour lui ou pour un enfant grâce à un diagnostic. Pour les élèves du primaire et du secondaire, les mesures de soutien comprennent généralement un plan d’intervention et des services éducatifs adaptés. Aux niveaux collégial et universitaire, les étudiants ayant un diagnostic de TDAH peuvent parfois compter sur de l’accompagnement, de l’aide à la prise de notes ou des ressources matérielles supplémentaires.