« J’arrive pas à avoir dans l’idée de me faire accompagner par un gardien de sécurité obligatoirement partout où je vais en métro, pour moi, c’est être dépendante. » Isabelle Boisvert (Évasion)
« C’est pas à cause qu’on est atteint d’une maladie mentale ou d’un handicap quelconque qu’on peut pas vivre, qu’on peut pas faire d’excellentes choses très positives dans la société. » Jean Théagène (Discipline Distance Détermination)
Dans un entretien accordé à Claude Bonnefoy, Michel Foucault recense les formes statutaires de parole dont dispose un universitaire : « Il y a les choses que j’écris, qui sont destinées à former des articles, des livres, de toute façon des textes assez discursifs et explicatifs. Il y a une autre parole statutaire qui est celle de l’enseignement : le fait de parler à un auditoire, d’essayer de lui apprendre quelque chose. Enfin une autre parole statutaire est celle de l’exposé, de la conférence que l’on fait en public ou à des pairs pour tenter d’expliquer son travail, ses recherches » (Foucault, 2011, p. 26). Qu’en est-il d’une autre forme où l’universitaire accompagne des individus – en l’occurrence des personnes en situation de handicap – dans leurs activités ordinaires et rend compte de leurs vécus au travers de leurs images et de leurs sons ? Le film et la vidéo sont-ils des formes statutaires de parole universitaire ? Revêtent-ils une portée explicative, discursive, pédagogique ?
Autant d’interrogations qui feront la matière de ce texte où nous présenterons et examinerons une recherche en cours. Depuis juin 2014, nous nous sommes lancés dans la réalisation d’une série de courts-métrages documentaires portant sur les activités socioculturelles et sportives des étudiants et des étudiantes en situation de handicap de l’UQAM[1]. Notre motivation première a été de traduire audiovisuellement les épreuves personnelles de ces étudiants en enjeux collectifs et de donner aux enjeux collectifs leur riche dimension humaine. En ce sens, nous avons fait nôtre la distinction opérée par Charles Wright Mills dans L’imagination sociologique entre les « épreuves personnelles de milieu » et « les enjeux collectifs de structure sociale ». L’un des objectifs de ces courts-métrages est de partager collectivement le vécu de ces étudiants et étudiantes dans la mesure où « ce qu’il [l’homme] vit sur le mode d’épreuves personnelles, il sait très bien que d’autres le vivent aussi comme problèmes, et qu’on ne peut les résoudre individuellement, mais qu’il faut modifier les structures des groupes où il vit et d’aventure la structure de la société entière » (Mills, 2007, p. 192). À ce jour, deux courts-métrages ont été réalisés. D’emblée, notre posture a été celle de la rencontre et de l’accompagnement. Ce travail n’est pas l’oeuvre d’un professeur isolé, mais relève d’une démarche collective où un anthropologue entouré de plusieurs étudiants de l’École des médias[2] rencontre des personnes en situation de handicap. Ces derniers nous ont accordé leur temps et nous ont fait partager leurs passions et certaines de leurs difficultés. Au sein de ce projet, les activités et passions de ces étudiants ont toujours été premières et nous n’envisageons pas le cinéma comme une illustration d’un handicap, mais comme un mode de connaissance capable de rendre compte d’énonciations citoyennes, de difficultés liées à l’accessibilité physique, culturelle, sportive et médiatique.
Évasion, le premier court-métrage de la série, dresse le portrait touchant d’Isabelle, jeune doctorante à l’UQAM en psychologie communautaire. En la suivant dans l’une de ses activités culturelles, un concert de Pierre Lapointe à Montréal, Isabelle nous communique sa perception de la ville, ses passions et son irrésistible besoin d’évasion. Par ce témoignage, nous comprenons que pour certaines personnes – personnes à mobilité réduite – des activités ordinaires à Montréal sont susceptibles de devenir des épreuves individuelles et s’avèrent insurmontables une partie de l’année en raison des conditions climatiques et du peu de considération des pouvoirs publics.
Isabelle Boisvert (Évasion)
Discipline Distance Détermination retrace le parcours remarquable de Jean, étudiant à l’UQAM en kinésiologie. Lors de diverses activités sportives (course à pied, entraînements, marathon de Montréal), Jean aborde sa passion pour le sport et l’importance de l’activité physique comme moteur de rétablissement. Nous saisissons progressivement la distance parcourue entre ce qu’il était (lorsqu’il a été affecté par la maladie) et ce qu’il est devenu. Nous découvrons sa détermination à partager les bienfaits de l’exercice physique sur la santé mentale et l’importance de déconstruire certains préjugés liés à la schizophrénie.
Jean Théagène (Discipline Distance Détermination)
Si ces courts-métrages ont certes une visée pédagogique, ils sont résolument réflexifs et problématisant. Ils revêtent une dimension transitive : ils cherchent à montrer des êtres humains qui, sans ces images et ces sons, resteraient sinon cachés, du moins peu visibles. Ce faisant, cette recherche est en partie liée avec des enjeux structurels, médiatiques et anthropologiques tels qu’a pu les énoncer récemment Judith Butler : « Quelles sont les vies qui comptent ? Quelles sont celles qui ne comptent pas comme vies, qu’on ne peut pas reconnaître comme des vies vivables, ou qui ne comptent que de manière ambiguë comme des vies ? » (Butler, 2014, p. 62).
MÉDIAGRAPHIE
Boukala, M. (réal.) (À paraître). Discipline Distance Détermination. [Vidéo]. Montréal : UQAM.
Boukala, M. (réal.). (2014). Évasion. [Vidéo]. Montréal : UQAM.
[1] Ce projet a bénéficié de l’Aide à la recherche et au développement de projet de l’École des médias.
[2] Quatre étudiants en formation à l’École des médias participent pleinement à cette recherche : Hubert Auger, Jason Burnham, Rachel Trahan Brousseau et Laurent Ulrich.
BIBLIOGRAPHIE
Butler, J. (2014). Qu’est-ce qu’une vie bonne ? Paris : Payot & Rivages.
Foucault, M. (2011). Le beau danger. Entretien avec Claude Bonnefoy. Paris : EHESS.
Mills, C. W. (2007). L’imagination sociologique. Paris : La Découverte.